dimanche 6 janvier 2008

La poudrière de Kirkouk

le 25 janvier 2005, Gilles Munier écrivait:


Depuis que Massoud Barzani et Jalal Talabani, les deux chefs féodaux kurdes, ont décidé de faire de Kirkouk la capitale de la Région autonome du Kurdistan - ou d’un futur Etat kurde - la situation se dégrade dangereusement au nord de l’Irak. Leur décision est perçue comme un coup de force intolérable par la majorité des Irakiens qui n’accepte pas d’être dépossédé de leurs richesses pétrolières ni d’assister à l’expulsion des Arabes et des Turcomans de la ville.


A l’arrière plan, les Etats-Unis tirent les ficelles et soufflent sur les braises. Après la chute de Bagdad, en avril 2003, ils ont livré la ville aux milices kurdes. Pour le lobby pétrolier texan et Israël, ce qui est en jeu c’est la remise en état du pipeline Kirkouk-Haïfa, fermé depuis la création de l’Etat hébreu en 1948.


Kirkouk n’a jamais été kurde. Ceux qui prétendent le contraire mentent effrontément. Les témoignages des voyageurs passés là au cours des siècles convergent tous sur un point : la ville était peuplée majoritairement de Turcomans et d’Arabes. Or, la semaine dernière, le « gouvernement » irakien a donné l’autorisation à 100 000 électeurs kurdes de voter aux élections du 30 janvier, les 3/4 d’entre eux n’ayant sans doute jamais été expulsés vers la Région autonome. Le résultat est prévisible : Kirkouk est aujourd’hui au bord de la guerre civile.

Révisionnisme historique

On sait que les Kurdes sont indo-européens et descendants des Mèdes (612 av. JC). Certains nationalistes kurdes vont plus loin. Pour justifier leur droit de créer un « Grand Kurdistan », ils refont l’histoire, prétendant que leurs ancêtres ont migré de Scandinavie à l’ère glaciaire vers la Mésopotamie et le plateau iranien. Ils revendiquent même comme kurdes : les empereurs Darius et Xerxès, 28 rois de la dynastie perse sassanide (226-636), le fondateur de celle des Pahlavi et ... Abraham.

Ce qui est certain - n’en déplaise aux historiens révisionnistes kurdes - c’est qu’à l’époque sumérienne, Kirkouk s’appelait Arrapha. Les vestiges de cette ville - capitale d’un royaume soumis aux rois hourrites du Mitanni (15ème-14ème siècle av. JC) - dorment sous la Qalaâ, le tell artificiel qui domine Kirkouk. Plus tard, Arrapha devint Karkha, puis Karkh Yasdin en hommage à l’un de ses habitants, grand argentier de Chosroès II (590-628).

Le naphte, aujourd’hui en grande partie à l’origine des malheurs des habitants de Kirkouk, est connu en Mésopotamie depuis la nuit des temps. Il servait à éclairer, à sceller les dalles des rues et les briques des palais, à fabriquer des armes incendiaires. Il aurait même, dit-on, permis de calfater l’Arche de Noë et été utilisé - selon Plutarque - par les Mésopotamiens pour impressionner Alexandre le Grand en mettant le feu à une rue. On dit que les flammes du Feu éternel qui brûlent depuis toujours à deux pas de là, seraient celles de la Fournaise ardente dont parlent la Bible et le Coran, où fut jeté le prophète Abraham sur ordre de Memrod.

Les droits des Turcomans
Personne ne conteste la présence d’une forte minorité kurde à Kirkouk. Mais, il faut beaucoup de mauvaise foi pour nier aux Turcomans des droits ancestraux dans cette région et dans celle de Tell Afar.

Ils sont venus au 9ème siècle s’enrôler dans l’armée des califes abbassides. Leur présence s’est renforcée sous la dynastie seljoukide (1117-1194)) et avec Tamerlan qui installa à Kirkouk 100 000 esclaves turcs vers 1392. Enfin, au 15ème siècle, l’invasion de l’Irak par les hordes turcomanes des Moutons Noirs (Qara-Koyunlu) puis des Moutons Blancs (Aq-Koyunlu), suivie 30 ans plus tard par celle des Ottomans (1534-1915) les implantèrent définitivement dans la région.

L’accroissement de la population kurde à Kirkouk est relativement récent. Il date des années 30, quand les Anglais de l’Irak Petroleum Company (IPC) préféraient recruter des ouvriers kurdes qu’ils trouvaient plus dociles que les Arabes et les Turcomans.

La sous-estimation du nombre des Turcomans a débuté à la fin de la Première guerre mondiale pour des motifs économiques et stratégiques. En 1923, à la Conférence de Lausanne, les Anglais ne voulaient pas entendre parler de populations turcophones importantes pour empêcher la Turquie de s’emparer du wilayet de Mossoul, potentiellement riche en pétrole. Leur situation et celle des Arabes n’ont fait qu’empirer après le 15 octobre, quand à 3 heures du matin un grondement formidable a annoncé au monde le jaillissement du pétrole à Baba Gougour, à quelques kilomètres de la ville.

Mais, en matière de démographie, les faits sont têtus. En dépit de ces manœuvres, le recensement de 1957 - publié après la chute de la monarchie en 1958 - dénombrait 1 million de Kurdes et 600 000 Turcomans sur le territoire irakien (10% de la population). Kirkouk était à majorité turcomane.

Dans les années 70, à la suite du refus de Molla Barzani de reconnaître l’irakité de Kirkouk, de nombreux Kurdes - et des Turcomans - furent expulsés de la région et remplacés par des paysans venus du sud du pays, ce qui fait qu’aujourd’hui on ne possède pas de chiffres fiables concernant le nombre des Turcomans, mais on peut l’évaluer entre 2 et 3,5 millions d’habitants.

Un pipeline peut en cacher un autre

Depuis la Première guerre mondiale, l’importance stratégique du pétrole irakien n’a cessé de croître. Les temps n’ont pas changé depuis l’accord Sykes-Picot (16 mai 1916) qui éliminait les Américains de la répartition du pétrole de Mésopotamie. Les pétroliers règnent en maîtres. Georges Clémenceau s’en est vite aperçu. En 1917, il dû presque supplier le Président américain Woodrow Wilson de contraindre la Standard Oil Company de J.D Rockfeller à ravitailler les troupes françaises en carburant. Une phrase célèbre résumait la pensée du « Tigre » : « Une goutte de pétrole vaut une goutte de sang... ». Barzani et Talabani devraient la méditer.

La paix en Irak et dans la région passe par la viabilité de la Région autonome du Kurdistan, mais cette dernière ne dépend pas obligatoirement de la possession des champs pétroliers de Kirkouk. Au contraire, en piétinant les droits des Arabes et des Turcomans, les Kurdes se jettent tête baissée dans un nouveau conflit sanglant. Est-ce que la reconstruction du pipeline Kirkouk-Haïfa en vaut la chandelle ? Non bien sûr, mais les pétroliers américains ne se posent pas ce genre de question.

En août 2003, le Pentagone a adressé un télégramme au ministère des Affaires étrangères israélien pour proposer à l’Etat hébreu de relancer ce projet calamiteux. Officiellement, le Premier ministre israélien a vu dans cette offre un « bonus » destiné à remercier Israël pour son « soutien sans équivoque » à l’agression américaine contre l’Irak. Le pipeline réduirait la note énergétique israélienne de plus de 20%. Yoseph Paritzky, ministre israélien des Infrastructures, est allé à Washington suggérer d’augmenter le diamètre du tube, assurant que la Jordanie était d’accord pour le laisser passer. Mais, quoiqu’en dise le ministre, Haïfa est encore loin de devenir un « nouveau Rotterdam ».

Ce que l’on sait moins, c’est qu’en coulisse des cercles sionistes étudient l’offre américaine sous un autre angle. Pour protéger le pipeline des actes de sabotage, ils préconisent la création d’un corps militaire spécial, de construire une route longeant le pipe, voir d’édifier une palissade tout du long... Ils parleront bientôt d’infrastructures nécessaires à la sécurité et au bien-être des soldats. La question à poser aux partisans d’un « Israël du Nil à l’Euphrate » est simple : « Pourquoi ne dites-vous pas tout de suite que quelques colonies de peuplement installées ici et là sont dans la suite logique de vos divagations ? ».

Au Pentagone, Donald Rumsfeld est plus pragmatique. En relançant le projet, il a donné un os à ronger aux Israéliens et aux Evangélistes. Il attend que tout le monde reconnaisse que l’itinéraire Kirkouk-Haïfa est un gouffre financier. Alors, il sortira son joker : un pipeline Kirkouk- Aqaba construit par la société Bechtel. Il connaît bien le sujet : dans les années 80, sous la présidence Reagan, il a participé à son montage et tenté de convaincre le président Saddam Hussein d’en accepter l’idée.

Un vent mauvais, avec de forts relents de souffre, souffle sur Kirkouk. L’annexion de la ville par la Région autonome du Kurdistan - voir par un futur Etat kurde - est en marche. Soixante mille Kurdes campent aux portes de la ville. Cinquante mille Irakiens, principalement arabes et turcomans, en ont été expulsés. L’équilibre ethnique hérité du passé est réduit à néant.

Si on comprend que des personnes injustement traitées récupèrent leurs biens et leurs droits, on ne peut que condamner la kurdisation effrénée de la cité pétrolière. En Irak, aucun Arabe, aucun Turcoman ne tolèrera le hold up kurde sur une terre qui ne leur appartient pas en propre, et sous laquelle dorment 40% des richesses pétrolières du pays.

A Ankara, le Premier ministre Recep Erdogan suit l’évolution de la situation à Kirkouk. Une force de déploiement rapide de 40 000 soldats turcs est prête à intervenir. Au cas où...

Antique prophétie

En 1999, non loin de Kirkouk, près du tombeau du prophète Daniel (Nabi Danyal), j’avais engagé la conversation avec des Irakiens qui s’étaient recueilli sur le tombeau du prophète Daniel. Nous avions évoqué une de ses visions prophétiques survenue après que Nabuchodonosor eut fait ériger une immense statue en or et demandé à son peuple de l’adorer. Daniel avait vu quatre bêtes monstrueuses dressées au dessus du monde, venir une à une mourir au pied de l’idole.

Le prophète avait interprété sa vision comme annonçant la chute inévitable des quatre grands empires de l’Antiquité : babylonien, mèdo-persan, grec, romain. Pour ces Irakiens, la prophétie de Daniel était toujours d’actualité. Après la Seconde guerre mondiale, m’avaient-ils dit, l’influence des quatre grandes puissances avait peu à peu été rognée. La Grande-Bretagne et la France n’ont plus d’empire colonial. L’URSS a éclaté. La « quatrième bête... différente de toutes les autres » celle qui dans la prophétie médite « de changer le temps et le droit » s’appelle-t-elle Etats-Unis ? Mes interlocuteurs irakiens n’en doutaient pas. L’élection d’un président américain parlant de « Croisade », d’ « Axe du Mal », de « Méchants et de Gentils », et l’influence à Washington et Tel Aviv de fanatiques religieux rêvant d’Armagedon nucléaire, semblent leur donner raison.

Le 25/1/05


P.S.
Source : Guide de l’Irak, par Gilles Munier (Jean Picollec Editeur, 2001) US checking possibility of pumping oil from northern Iraq to Haifa, via Jordan, par Amiram Cohen (Ha’aretz - 25/8/03) Israël seeks pipeline for iraqi oil (The Observer - 20/4/03) Israeli minister dream of iraqi oil, par Akiva Eldar (Counter Punch, 1/4/03) Iraq-to-Haifa pipeline could spur economic rebirth, par Matthew Gutman (Jerusalem Post Service - 18 /4/03) The opening moves to a greater, expanded Israel ?, par
Xymphora Infokurd. The Kirkouk tinderbox, par Gajendra Singh ( Asia Times - 22/6/05).

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